Chapitre 36

 

Le glouton approchait toujours. Richard arma son arc, attendant qu’il lève la tête. À cet instant, un grognement sourd retentit derrière son épaule.

— Silence ! souffla le Sourcier.

Le garn se tut et le glouton tendit enfin le cou. Aussitôt, la flèche déchira l’air en sifflant.

Le petit garn se prépara à bondir.

— Attends ! murmura Richard.

Le monstre ne broncha plus.

Quand le projectile foudroya sa cible, le garn couina, de joie. Déployant ses ailes, il lévita à hauteur du nez du Sourcier, qui lui agita un index devant le museau.

— Tu peux y aller, mais rapporte-moi ma flèche !

Après avoir hoché vigoureusement la tête, le bébé garn fila vers son festin. À la pâle lueur de l’aube, Richard le regarda fondre sur le glouton mort comme s’il risquait toujours de s’enfuir. Quand son compagnon commença à manger, le jeune homme préféra contempler les bancs de nuages qui rosissaient dans le ciel brillant. Sœur Verna ne tarderait plus à se réveiller. Bien qu’elle jugeât cela inutile, Richard continuait à assurer son tour de garde.

Elle avait fini par céder, comprenant qu’il n’en démordrait pas. Mais ça l’avait mise hors d’elle. Comme beaucoup d’autres choses. Depuis qu’ils étaient sortis de la vallée, la veille, elle était d’une humeur épouvantable. Et elle n’avait quasiment pas desserré les lèvres.

Richard jeta un coup d’œil au petit garn, qui finissait son repas. Comment avait-il réussi à le suivre dans la vallée des Ames Perdues ? Un mystère… Avant la traversée, Richard pensait déjà que le nourrir était une erreur. Mais il se sentait étrangement responsable de lui. Alors, chaque nuit, au moment de sa garde, il abattait une proie pour son protégé. En entrant dans l’Ancien Monde, il avait cru ne plus jamais le revoir. Une grossière erreur !

Pendant ses heures de garde, le petit garn ne le quittait pas d’un pouce. Il mangeait avec son humain, jouait avec lui et dormait à ses pieds – quand ce n’était pas dessus.

Dès que Richard allait se coucher, le monstre détalait et il ne le revoyait plus de la journée. D’instinct, il évitait d’être repéré par Verna. Un comportement judicieux, car elle aurait sûrement tenté de le tuer. Le bébé le savait-il ?

Richard ne cessait de s’étonner de l’intelligence du jeune animal, de loin supérieure à celle de toutes les bêtes qu’il avait vues. Selon Kahlan, les garns à queue courte étaient sacrement malins. Elle ne s’était pas trompée…

Il suffisait de montrer une chose une ou deux fois au bébé pour qu’il l’assimile. Il essayait même de reproduire les paroles de Richard. Même s’il ne semblait pas avoir la capacité physique de s’exprimer, certains sons étaient étrangement bien rendus.

Richard ignorait quoi faire avec ce foutu garn ! Il avait espéré qu’il apprendrait à chasser et finirait par mener normalement sa vie de monstre. Hélas, il n’y avait pas moyen de le décrocher. Inlassable, il leur collait aux basques, même quand il y avait du danger. Était-il trop jeune pour se débrouiller seul ? Voyait-il le Sourcier comme un protecteur ? Ou comme une mère de substitution ?

Au fond, Richard n’avait aucune envie qu’il disparaisse. Au fil du voyage, il était devenu son ami. Quelqu’un qui l’aimait inconditionnellement, qui ne le critiquait pas et ne le contredisait jamais. S’il appréciait cette amitié, au nom de quoi en aurait-il privé le garn ?

Un battement d’ailes arracha le jeune homme à ses pensées. Le garn sautillait sur le sol à côté de lui. Depuis leur rencontre, il avait pris pas mal de poids et grandi de dix bons pouces.

Les tendons, sous la peau rose de sa poitrine, semblaient plus solides et ses bras n’avaient plus rien de squelettique.

Richard s’inquiétait de la croissance rapide de son compagnon. S’il ne devenait pas autonome, chasser pour lui deviendrait vite une occupation à plein-temps.

Après avoir passé la flèche sur sa fourrure pour la nettoyer, le garn gratifia son ami d’un sourire – encore plus hideux que d’habitude à cause des lambeaux de chair coincés entre ses crocs – et lui tendit le projectile.

— Je ne vais pas la prendre. Range-la à sa place.

Le monstre tendit un bras, glissa la flèche dans le carquois posé contre une souche et fit une grimace cocasse, comme pour demander s’il s’en était bien sorti.

— Tu es très doué, dit Richard en tapotant le ventre bien rond du bébé.

Très fier, le garn se lova aux pieds du Sourcier et entreprit de se lécher de la tête aux pieds. Quand il eut fini, il posa ses longs bras sur les genoux du jeune homme, qui s’était assis, et blottit sa tête dessus.

— Il te faut un nom… (Le monstre leva les yeux.) Un nom ! (Richard se tapota la poitrine.) Moi, c’est Richard. (Le garn leva un bras et martela les côtes de l’humain du bout d’un doigt.) Richard ! Richard.

— Raaaa…

— Richard… Tu n’en es pas si loin.

— Raaaa gurrr…

— Richard.

— Raaaach aaarg…

— Ce n’est pas si mal, dis-moi ! À présent, comment allons-nous te baptiser ?

Richard réfléchit, en quête d’un nom approprié. Le garn se campa face à lui, le front plissé. Soudain, il prit la main du jeune homme et la lui plaqua sur la poitrine.

— Raach aaarg. (Il déplaça la main du Sourcier, la posant sur sa fourrure.) Grratch.

— Gratch ? Tu t’appelles Gratch ?

— Grratch, répéta le garn, tout content. Grrratch…

Richard eut du mal à en croire ses oreilles. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que le monstre ait pu avoir un nom.

— Gratch… Toi, c’est Gratch, et moi Richard. Richard et Gratch.

— Grrrratch ! répéta le garn en se tapant sur la poitrine.

Richard éclata de rire. Enthousiaste, Gratch lui sauta dessus, le renversa sur le sol et entreprit de lutter gentiment contre lui. Sur la liste de ses plaisirs, ce jeu venait immédiatement après la nourriture.

Richard se retenait davantage que Gratch, vite emporté par l’exubérance de sa jeunesse. Il adorait par exemple prendre le bras de son adversaire dans sa gueule. Par bonheur, il ne le mordait pas, ses crocs étant assez longs et durs pour lui traverser l’os de part en part.

Le Sourcier mit fin à la récréation en s’asseyant sur la souche. Gratch l’entoura de ses bras, de ses jambes et de ses ailes, et se blottit contre lui. À l’aube, il le savait, les deux amis devaient se séparer.

Repérant un lapin dans les broussailles, le jeune homme se demanda si Verna apprécierait un rôti pour le petit déjeuner.

— Gratch, il me faut ce lapin…

Le garn sauta des genoux de l’humain. Richard prit son arc, tira, fit mouche puis demanda à son compagnon d’aller récupérer la proie – sans la dévorer.

Le petit monstre adorait faire ça. D’autant que la peau et les entrailles du rongeur, il le savait, seraient pour lui.

Quand il eut fini de préparer le lapin, Richard dit au revoir à Gratch et reprit le chemin du camp. En marchant, il se remémora l’image de Kahlan qu’il avait vue dans la tour. L’idée qu’elle soir décapitée le terrorisait.

Il se remémora aussi ses propos.

« Si tu le dois, répète mes paroles, mais n’évoque jamais cette vision. “Parmi tous ceux qui sont nés de la magie pour délivrer la vérité, un seul survivra quand la menace des ténèbres sera dissipée. Alors viendra une pire obscurité : celle des morts. Afin que la vie ait une chance, celle qui est en blanc devra être offerte à son peuple, pour lui apporter la joie et la prospérité.“ »

Il n’était pas difficile de deviner l’identité de « celle qui est en blanc ». Ni de comprendre ce que voulait dire « apporter la joie et la prospérité ».

Il repensa aussi à la prophétie que lui avait citée Verna : « C’est le messager de la mort et ainsi se sera-t-il lui-même nommé. » Selon elle, le porteur de l’épée était capable d’invoquer les morts et de ramener le passé dans le présent. Bon sang, qu’est-ce que ça voulait dire ?

Quand il atteignit le camp, la sœur, déjà réveillée, était accroupie devant le feu, où elle faisait cuire un bannock. L’odeur fit gargouiller l’estomac du Sourcier, qui approcha et plaça le lapin, dûment embroché, sur les flammes.

— Pour le petit déjeuner… J’ai pensé qu’un peu de viande vous ferait plaisir.

Verna se contenta d’un grognement peu éloquent.

— Vous êtes toujours furieuse contre moi parce que je vous ai sauvé la vie ?

— Je ne t’en veux pas pour ça, Richard…

— N’avez-vous pas dit que le Créateur déteste les mensonges ? À votre avis, Il vous croit, en cet instant ? Pas moi, en tout cas…

— Pas de blasphèmes ! rugit Verna, rouge de colère.

— Alors, on peut mentir, mais pas blasphémer ? J’avais cru comprendre que c’était presque la même chose.

— Richard, tu ignores pourquoi je suis en colère…

Le jeune homme s’assit en tailleur près du feu.

— Vous en êtes sûre ? En principe, vous êtes censée me protéger. Et l’inverse est arrivé. Vous pensez peut-être avoir failli à votre mission. Mais c’est faux. Nous avons tous les deux fait ce qu’il fallait pour survivre.

— Fait ce qu’il fallait ? (Verna plissa les yeux.) Si je me rappelle bien du livre, quand Bonnie, Géraldine et Jessup font traverser la rivière empoisonnée à leurs protégés, certains d’entre eux périssent.

— Ainsi, vous avez vraiment lu ce roman ?

— Je te l’ai dit, et je ne mens jamais ! Richard, c’était de l’inconscience ! Nous avons pris un risque qui aurait pu nous coûter la vie.

— Oui, mais nous n’avions pas le choix…

— On a toujours le choix, c’est justement ce que j’essaie de t’apprendre. Les sorciers qui ont créé cet affreux endroit pensaient aussi ne pas avoir d’autres solutions. Et ils ont aggravé les choses ! Dans la vallée, tu as recouru à ton Han, sans en mesurer les conséquences.

— Qu’aurais-je pu faire d’autre ?

— Il y a toujours plusieurs options… Tu as eu de la chance qu’utiliser la magie ne t’ait pas tué. Mais ça ne sera pas toujours le cas…

— De quoi parlez-vous, à la fin ?

Verna tendit un bras, prit une sacoche de selle et en sortit un sac vert en toile.

— Tu as reçu une goutte de sang sur le bras… As-tu été piqué par un insecte ?

— Oui, à la jambe… Plusieurs fois.

— Fais-moi voir ça.

Le jeune homme retroussa son pantalon et exposa les piqûres rougeâtres. La sœur secoua la tête, marmonna des paroles inintelligibles et sortit deux fioles de son sac.

Avec une brindille, elle préleva une pâte blanche dans la première fiole et en enduisit le plat de la lame d’un couteau. Puis elle jeta sa spatule improvisée dans le feu. Ramassant une autre brindille, elle recommença l’opération avec la seconde fiole, qui contenait une pâte noire. La mélangeant avec la blanche, elle en enduisit le tranchant de la lame.

Quand elle brûla la deuxième brindille, une boule de feu jaillit vers les cieux et se dissipa en émettant une épaisse fumée noire.

Verna montra au Sourcier la lame couverte d’une mixture grise.

— La lumière et l’obscurité, le ciel et la terre… De la magie, pour lutter contre ce qui, sinon, te tuerait avant ce soir. Tu as l’art de te fourrer dans les ennuis, Richard. À chaque pas, tu aggraves ta situation… À présent, approche !

Richard obéit à contrecœur.

— Vous réfléchissiez, tout ce temps ? Pour savoir si vous alliez m’aider ou non ?

— Quelle idée idiote ! Je vais utiliser une magie conçue pour contenir le venin que t’ont inoculé ces monstres. Si j’avais agi trop tôt, la « thérapie » t’aurait tué. Trop tard, les morsures auraient eu ta peau. Il faut recourir à la magie adéquate, au bon moment. J’attendais simplement que l’heure d’intervenir sonne.

Richard aurait voulu relancer une polémique. Pourtant, il s’entendit dire :

— Merci de m’aider… (Verna plissa le front, surprise, puis se pencha sur les piqûres.) Ma sœur, en quoi ai-je fauté ?

— Tu as été imprudent. La magie est dangereuse, pas seulement pour les autres, mais aussi pour celui qui l’utilise.

Richard grimaça quand Verna fit une incision en croix sur la première piqûre.

— Comment la magie peut-elle être dangereuse pour moi ?

Verna passa à la deuxième plaie. Quand elle l’incisa, Richard essaya de ne pas sursauter, mais ça faisait un mal de chien.

— C’est comme allumer un feu dans un bosquet d’arbres secs. On se retrouve au centre d’un incendie qu’on a provoqué… Tu as agi sans réfléchir et pris des risques fous.

— Sœur Verna, je tentais simplement de survivre.

— Et regarde ce qui t’est arrivé ! Si je n’étais pas là pour te soigner, ces piqûres te tueraient. (Elle en termina avec ses jambes et passa à son bras.) Quand ces monstres nous ont attaqués, tu pensais nous protéger, mais tous tes actes aggravaient les choses.

Son intervention achevée, Verna passa la lame au-dessus du feu. Une étrange flamme blanche jaillit et s’attaqua au reste de mixture. Quand il n’y en eut plus trace, la flamme aussi ayant disparu, elle recula son bras.

— Si je n’avais rien fait, ma sœur, nous serions morts.

— Je n’ai pas dit que tu avais eu tort d’agir ! s’écria Verna en pointant la lame chauffée au rouge sur le Sourcier. Mais tu t’es trompé. Si tu préfères, tu as utilisé la mauvaise magie.

— La seule que je détienne ! s’insurgea Richard. Celle de l’épée…

D’un geste souple du poignet, Verna planta le couteau dans une souche.

— Agir sans connaître les conséquences de la magie qu’on mobilise est un comportement dangereux !

— Peut-être, mais comme vous ne faisiez rien

Verna foudroya Richard du regard, puis elle entreprit de ranger les fioles dans son sac.

— Désolé, ma sœur, mes paroles ont dépassé ma pensée. Je n’entendais pas vous insulter… Voilà ce que je voulais dire : vous ne trouviez plus le chemin, et je savais que rester là signerait notre arrêt de mort.

Les fioles cliquetèrent quand Verna tenta de les faire tenir dans le sac. Apparemment, les ranger n’était pas facile.

— Richard, souffla-t-elle, agacée, tu crois être avec nous pour apprendre à contrôler ton pouvoir. C’est la partie facile… Le plus dur, c’est de savoir quelle magie utiliser, à quelle puissance et à quel moment. Et d’évaluer les conséquences ! Comme ce que je viens de faire pour tes piqûres…

Elle le regarda avec une gravité qui le fit frémir.

— Si tu ignores tout ça, tu es aussi aveugle qu’un homme qui abat sa hache sur un groupe d’enfants. Mon garçon, la magie est terriblement dangereuse ! Nous essayons, avant que tu manies cette hache, de te donner un peu de sagesse et de bon sens.

Le Sourcier cueillit une touffe d’herbe, à ses pieds.

— Je n’avais jamais vu ça sous cet angle…

— Si je suis furieuse, c’est contre moi ! J’ai été trop orgueilleuse pour admettre que je pouvais être piégée. Merci de m’avoir sauvée.

— J’étais tellement soulagé de vous trouver…, dit Richard en jouant avec sa touffe d’herbe. Je vous ai cru morte… Et je suis ravi de m’être trompé.

— J’aurais pu être perdue à jamais dans ce sortilège. Oui, j’ai eu de la chance…

Agacée par ses difficultés, Verna sortit toutes les fioles du sac et les posa sur le sol.

— Que voulez-vous dire ?

Il semblait y avoir plus de fioles que le sac ne pouvait en contenir. Pourtant, elles en venaient…

— Nous avons tenté de sauver des sœurs piégées dans la vallée… Il nous est arrivé d’en voir, perdues dans les sortilèges avec leurs protégés. Moi-même, j’en ai aperçu une lors de mon premier voyage. Les récupérer fut toujours impossible. Des Sœurs de la Lumière sont mortes en essayant. (Elle recommença à ranger les fioles.) Tu as recouru à la magie.

— Bien sûr. Celle de l’épée, tout simplement.

— Non. Tu t’es servi de ton Han, sans t’en apercevoir. L’invoquer pour satisfaire un désir, sans l’aide de la sagesse, est mortellement dangereux.

— Ma sœur, je crois que c’était la magie de l’épée.

— Quand tu m’as appelée, je t’ai entendu. Les sœurs perdues ont toujours été sourdes à nos cris.

— Parce que vous n’avez pas su vous y prendre… Au début, vous ne m’entendiez pas. Alors, j’ai traversé une sorte de mur brillant. Là, vous avez réagi. Pour contacter vos collègues, il aurait suffi de franchir ce mur.

— Nous le savons, Richard, soupira Verna, s’échinant toujours sur ses fioles. Mais nous n’avons jamais pu traverser ! Je suis la première à avoir échappé à ces sortilèges. (Elle glissa enfin la dernière fiole dans le sac et se tourna vers le Sourcier.) Encore une fois, merci, Richard.

— Eh bien, c’était le moins que je pouvais faire, après… hum, après…

— Après quoi ?

— Vous avoir tuée ! Oui, avant de vous sauver, je vous ai… eh bien… exécutée.

— Pardon ?

— Vous me torturiez avec le collier…

— Pardonne-moi, mon enfant. Sous l’influence du sort, je n’avais plus conscience de mes actes.

— Je ne parle pas de ça… C’était avant. Dans la tour blanche…

— Tu es entré dans une tour ? s’écria Verna ? Es-tu fou ? Je t’avais prévenu, et…

— Ma sœur, je n’avais pas le choix.

— Nous avons déjà débattu de cette question ! On a toujours le choix ! Et moi, je t’avais dit de ne pas…

— Des éclairs m’avaient pris pour cible, coupa Richard, et j’ai vu une arche. Pour me protéger, j’ai foncé dedans…

— Es-tu trop crétin pour obéir aux ordres les plus simples ! Dois-tu toujours te comporter comme un enfant ?

— C’est mot pour mot ce que vous m’avez dit en entrant dans la tour, fit Richard, soudain méfiant. J’étais sûr de vous avoir en face de moi. Furieuse, comme à présent, vous m’avez dit exactement la même chose. (Les dents serrées, il posa un index sur son collier.) Vous avez utilisé le Rada’Han pour me projeter contre un mur et m’y épingler. Ce collier a ce genre de pouvoir, ma sœur ?

— Oui… Nous ne détenons pas la puissance des sorciers – le Han masculin. Le Rada’Han renforce notre don, pour que nous dominions nos sujets. Afin de les éduquer, bien sûr.

— Dans la tour, lâcha Richard, son calme l’abandonnant, vous m’avez fait souffrir, comme après, quand vous étiez perdue dans le sortilège. Mais la première fois, la douleur était plus intense et elle ne finissait jamais. Le collier peut faire ça, ma sœur ?

— Oui… Mais c’était une vision, ne l’oublie pas. En réalité, je ne t’ai pas maltraité.

— Je vous ai dit d’arrêter, sinon, ce serait moi qui m’en chargerais. Comme vous n’avez rien voulu entendre, j’ai invoqué la magie de l’épée. Vous avez menacé de me tuer pour avoir osé vous défier. Et vous auriez tenu parole, ma sœur…

— Je suis navrée que tu aies dû subir ça. Et… hum… qu’as-tu fait ensuite ?

Richard se pencha et tapota de l’index l’épaule de Verna.

— Je vous ai coupée en deux. Exactement à ce niveau.

La sœur se décomposa. Blanche comme un linge, elle mit un moment à se ressaisir.

Richard jeta au loin sa touffe d’herbe.

— Je ne voulais pas, mais vous m’auriez tué.

— Tu le croyais, mon enfant… C’était une illusion. Dans la réalité, les choses ne se seraient pas passées ainsi. Et tu n’aurais pas pu me… hum… couper en deux.

— Qui essayez-vous de convaincre, ma sœur ? Vous, ou moi ?

— Rien de tout cela n’était réel. Un point, c’est tout.

Richard n’insista pas et tourna la broche pour rôtir l’autre côté du lapin. Il retira du feu le plat en fer où avait cuit le bannock et le mit à refroidir.

— En vous revoyant, sans savoir si c’était une nouvelle illusion, j’ai espéré que c’était bien vous. Votre mort ne m’avait pas réjoui. En plus, j’avais promis de vous faire traverser la vallée…

— C’est vrai… Avec plus de bonne volonté que de sagesse, il faut le dire.

— Ma sœur, j’ai fait ce que je pensais utile pour survivre. Et vous sauver.

— Richard, je sais que tu fais toujours de ton mieux. Mais ça n’est pas nécessairement ce qui convient… Tu as invoqué ton Han sans le savoir et ça aurait pu tourner au désastre.

— Comment ai-je réussi ça ?

— Quand un sorcier fait une promesse, son Han est tenu de la réaliser. Tu as juré de me sauver. En agissant ainsi, tu as invoqué une prophétie.

— Je ne délivre pas de prophétie !

— Il ne s’agit pas seulement de « délivrer », comme tu dis. En mobilisant ton Han inconsciemment, tu t’es servi d’une prophétie, sans connaître sa forme, pour faire, dans le passé, quelque chose qui t’aiderait dans l’avenir.

— Excusez-moi, mais je n’y comprends rien.

— Tu as détruit les mors des chevaux.

— Parce que ce sont des instruments de torture. Je vous l’ai dit ce jour-là.

— C’est exactement mon propos… Tu as cru agir pour une raison, mais cela a servi un autre objectif. Ton esprit cherche à rationaliser ce que fait ton Han. Quand nous galopions dans la vallée, je n’avais pas confiance en toi, et j’ai essayé d’arrêter mon cheval. Comme il n’avait pas de mors, c’était impossible.

— Et alors ?

— Détruire les mors, dans le passé, ta permis de tenir une promesse, des jours plus tard. C’est ainsi que fonctionnent les prophéties. Tu abats sans cesse ta hache à l’aveuglette.

— C’est tiré par les cheveux, ma sœur. Je suis sûr que vous n’y croyez pas vous-même.

— Je sais comment agit le don, mon enfant.

Richard réfléchit, conclut que c’était un tissu d’âneries, mais décida de ne pas polémiquer. Il avait d’autres questions à poser.

— Le livre que vous portez à la ceinture est-il rempli ? J’ai vu que vous n’écriviez plus dedans.

— Hier, j’ai envoyé un message pour annoncer que nous avions traversé. Je n’avais rien à ajouter, c’est tout. Ce livre est magique, et les messages s’effacent si on le désire. J’ai tout éliminé, sauf celui d’hier, et deux autres…

— Qui est la Dame Abbesse ? demanda Richard en se coupant un morceau de bannock.

— Elle dirige les Sœurs de la Lumière, et… (Verna fronça les sourcils.) Je ne t’ai jamais parlé d’elle. Comment connais-tu son existence ?

— J’ai lu son message, dans le livre.

Verna porta les mains à sa ceinture, s’assurant que l’artefact était toujours à sa place.

— Ce sont des écrits privés. Tu n’avais pas le droit ! Je vais…

— Vous étiez morte, à ce moment-là, dit Richard, clouant le bec à son interlocutrice. Quand j’ai tué votre double, le livre est tombé, et je l’ai consulté.

— Eh bien, fit Verna, se détendant, c’était aussi une illusion. Ça n’a aucun rapport avec la réalité.

— À ce moment-là, deux pages seulement n’étaient pas vierges. Comme dans la réalité…

— Une illusion, mon enfant…

— Sur la première page, le message disait : « Je suis la sœur responsable de ce garçon. Ces directives sont incohérentes, voire absurdes. Je demande des explications détaillées. Et je veux savoir de quelle autorité elles émanent. Sœur Verna Sauventreen, sincèrement vôtre au service de la Lumière. » Et voilà la réponse : « Vous obéirez, ou en subirez les conséquences. Ne vous avisez plus jamais de contester les ordres du palais. Écrit de ma propre main, la Dame Abbesse. »

— De quel droit as-tu lu des textes qui ne t’étaient pas adressés ? demanda Verna, de nouveau blême.

— Vous étiez morte ne l’oubliez pas ! Quelles directives vous ont paru incohérentes ?

— Ce sont des détails… techniques, en quelque sorte. Rien que tu pourrais comprendre. Et de toute façon, ça ne te regarde pas.

— Sans blague ? Vous prétendez vouloir m’aider, mais vous me faites prisonnier, et ça ne devrait pas me concerner ? J’ai autour du cou une saloperie qui peut me tuer, et ça ne me regarde pas ? Je dois obéir aveuglément, selon vous, mais tout ce que je découvre contredit vos propos ! Cette illusion, à vous en croire, n’avait aucun rapport avec la réalité. Je vous démontre le contraire et vous osez me prendre de haut ?

Verna le regarda sans broncher. Comme s’il était un insecte, pensa Richard.

— Sœur Verna, répondrez-vous au moins à une de mes questions ?

— Si je peux…

— Lors de notre rencontre, mon âge vous a surprise. Vous vous attendiez à un jeune garçon.,.

— Exact. Certaines personnes, au palais, sentent qu’un garçon né avec le don vient de voir le jour. Mais comme on t’a dissimulé à notre regard, il nous a fallu du temps pour te trouver.

— Vous m’avez dit avoir passé la moitié de votre vie loin du palais, pour me chercher. Si cela fait environ… hum… vingt ans que vous me traquez, comment avez-vous pu croire que j’étais jeune ? Vous auriez dû savoir mon âge. Sauf si vous ignoriez que j’étais né. Dans ce cas, vous vous êtes lancée à ma poursuite longtemps avant que quelqu’un, au palais, m’ait senti.

— Cela s’est passé ainsi, concéda Verna. C’était la première fois dans notre histoire…

— Pourquoi êtes-vous partie, si personne ne vous avait prévenue de ma naissance ?

— Nous savions que tu devais naître… Pas avec précision, mais c’était suffisant pour se mettre en chemin.

— Et comment le saviez-vous ?

— Parce qu’une prophétie annonce ta venue.

Richard hocha pensivement la tête. Il voulait en savoir plus sur cette prophétie – si importante pour les sœurs – mais il devait d’abord pousser son raisonnement jusqu’au bout.

— Donc, vous aviez conscience que me chercher pouvait vous prendre très longtemps ?

— Oui. Nous avions une fourchette de plusieurs décennies…

— Comment choisit-on les sœurs pour une mission ?

— La Dame Abbesse nous désigne.

— Et vous n’avez pas votre mot à dire ?

Verna se tendit, craignant de tomber dans une chausse-trape, mais elle répondit quand même.

— Nous sommes au service du Créateur. Pourquoi nous opposerions-nous aux décisions de la Dame Abbesse ? Le palais a pour vocation d’aider les garçons comme toi. Être sélectionnée pour une mission est un très grand honneur.

— Mais aucune, avant vous trois, n’a dû sacrifier tant d’années de sa vie pour secourir un « sujet » ?

— Non. Je n’ai jamais entendu parler d’une quête qui dépasse un an. Mais je savais à quoi je m’exposais.

Richard eut un sourire triomphant.

— À présent, je comprends.

— Pardon ?

— Sœur Verna, maintenant je sais pourquoi vous m’êtes si hostile. Pour quelle raison nous nous querellons sans cesse. Et pourquoi vous me détestez.

— Je ne te déteste pas, Richard, dit Verna, l’air d’attendre que la trappe du bourreau s’ouvre sous ses pieds.

Richard n’hésita pas à lui porter le coup de grâce.

— Oh, que si ! Vous me haïssez et je vous comprends. À cause de moi, vous avez perdu Jedidiah !

— Richard, s’indigna Verna, tu n’as pas à me parler sur ce… !

— Vous m’en voulez à cause de ça, coupa le Sourcier. Pas parce que les deux autres sœurs sont mortes. Sans moi, vous seriez avec Jedidiah, heureuse depuis vingt ans. Mais cette maudite quête vous a privée de l’homme de votre vie. Il vous était impossible de refuser. Alors, vous avez tout perdu : un amour, des enfants, une vie. Je vous ai tout pris et vous me vomissez !

Verna encaissa le coup sans broncher.

— Le Sourcier de Vérité…, dit-elle simplement. J’aurais dû m’en douter.

— Je suis désolé pour vous, sœur Verna.

— C’est inutile, Richard. Tu ne sais pas de quoi tu parles… (Elle retira le lapin du feu et le posa sur le plat, à côté du bannock.) Finissons de manger. Il faudra bientôt partir.

— D’accord… Mais ne perdez pas de vue, ma sœur, que je ne suis pas coupable. Je ne vous ai rien fait. La Dame Abbesse vous a choisie. Vous devriez vous en prendre à elle, ou si vous êtes si dévouée que ça à votre Créateur, porter votre fardeau dans la joie. Mais cessez de m’accuser.

Verna fit mine de répondre mais se ravisa. Prenant l’outre, elle se battit avec le bouchon, réussit enfin à le retirer et but longuement.

Ensuite, elle riva son regard dans celui de Richard.

— Nous serons bientôt au palais. Avant, il faudra traverser le territoire d’un peuple très dangereux. Mais nous avons un accord avec lui. Pour passer, tu devras faire quelque chose pour lui. Il faudra t’y plier, sinon nous aurons de graves problèmes.

— Que devrai-je faire ?

— Tuer quelqu’un…

— Sœur Verna, je jure que je ne…

— Tais-toi ! Plus de promesses ! Ne recommence pas à abattre ta hache à l’aveuglette. Cette fois, tu n’as pas idée des conséquences que ça aurait… (Elle se leva.) Occupe-toi des chevaux. C’est l’heure de partir.

— Vous ne voulez pas manger ?

Ignorant la question, Verna approcha de Richard.

— Pour se disputer, mon garçon, il faut être deux. Tu t’opposes à tout ce que je dis, et tu me hais parce que je t’ai forcé à mettre ce collier. Mais c’est faux, et tu le sais. Kahlan est responsable. Sans elle, tu ne serais pas avec moi. Je t’ai pris ton avenir avec elle et c’est pour ça que tu me détestes. Mais ne perds pas de vue, Sourcier, que je ne suis pas coupable. Tu devrais t’en prendre à Kahlan, ou, si tu lui es si dévoué que ça, porter ton fardeau dans la joie. Au fond, elle avait peut-être de bonnes raisons de te forcer à mettre le Rada’Han. As-tu envisagé qu’elle ait pu agir dans ton intérêt ? Mais quoi qu’il en soit, cesse de m’accuser !

Cette fois, ce fut sous les pieds de Richard que s’ouvrit la trappe du bourreau.

La pierre des larmes - Tome 2
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